CONTRAINTE OU LIBERTÉ ?
CERTAINS JUGENT NÉCESSAIRE LA CONTRAINTE , D’AUTRES PRÔNENT LA LIBERTÉ .
Dans son discours prononcé lors de la remise de médailles de 2015, Monsieur le RecteurThierry TERRET disait :
Extrait d’un texte de M. Sébastien FAURE présenté sur le site de M. MEIRIEU : http://www.meirieu.com
« …L’école est un lieu de contraintes : l'enfant y est confronté à l'appropriation nécessaire des règles de vie collective. Ces contraintes sont nécessaires pour l’amener à comprendre le sens mais aussi les limites de sa liberté et mieux accepter celle des autres. La contrainte est ainsi un élément de fertilité et de créativité qui aide l'enfant à s'épanouir dans la collectivité. Pourtant, dans nos sociétés où l'individualisme se développe de plus en plus, cette acceptation de règles collectives ne va pas de soi. Pour certains, la règle imposée par l'école, nécessaire à un apprentissage apaisé du savoir, est vue comme une contrainte trop forte allant contre l'éducation presque libertaire de "l'enfant roi" du milieu familial. Dans ces conditions, les règles rappelées par l'Institution scolaire sont parfois vécues comme des frustrations insupportables et génèrent des réactions de violence réelle ou symbolique parfaitement inadmissibles.
Ce propos veut souligner la difficulté fondamentale du processus éducatif : si l'école ne doit pas rechercher un effet d'obéissance et de soumission pure et simple, mais amener l'enfant à comprendre et faire le choix du respect de l'autre en toute conscience, ce travail ne peut se réaliser qu'avec l'adhésion des familles aux contraintes de l'acte éducatif et à l'acceptation de la règle commune. En fait, la contrainte que l'enfant expérimente à l'école dans ses relations aux autres et au savoir est nécessaire quotidiennement pour l'aider à trouver sa place dans la société, pour qu'il puisse accéder à une autonomie réfléchie et respectueuse des autres … »
« Le système de la contrainte n'exerce aucune des nobles facultés de l'enfant ; il ne s'adresse pas à sa raison, il ne parle pas à son coeur, il ne dit rien à sa dignité, il reste muet devant sa conscience. Il ne stimule en lui aucun sentiment élevé ; il ne met en mouvement aucun effort utile ; il n'éveille aucune noble aspiration ; il ne provoque aucune poussée généreuse ; il ne suscite aucun élan fécond. Il n'attire pas l'attention réfléchie de l'enfant sur les conséquences proches ou lointaines, directes ou indirectes, pour lui et pour les autres, de ses actes, en dehors de cette conséquence ; récompense dans tel cas, punition dans le cas contraire. Il ne laisse place à aucune initiative. Voyant s'ouvrir devant lui deux voies opposées, à l'entrée desquelles on a pris le soin de placer deux poteaux indicateurs sur l'un desquels il lit, en caractères laconiques et tranchants : « Ce qu'il faut faire ; route de la récompense », tandis que, sur l'autre, flamboie cette inscription : « Ce qu'il ne faut pas faire ; route du châtiment »... il s'évertue à déchiffrer dans l'énumération des actes à accomplir ou à éviter celui qui le sollicite, ne se détermine que d'après les indications des poteaux, sans se demander pourquoi il est bien de s'y conformer, sans éprouver dans la voie où il a engagé ses pas d'autre satisfaction que celle d'une récompense à décrocher ou d'un châtiment à fuir. Ce système de la contrainte engendre insensiblement des êtres gris, ternes, incolores, effacés, sans volonté, sans ardeur, sans personnalité … »
OÙ LA CONTRAINTE EST L’APPRENTISSAGE DE LA LIBERTÉ .
Agrégé de philosophie et docteur ès lettres, Bernard JOLIBERT est professeur émérite en sciences de l'éducation. Après avoir enseigné en Ecole normale et en IUFM, il est aujourd'hui correspondant du Groupe de recherche en philosophie de l'éducation (IUFM de la Réunion).
Liberté et contrainte en éducation
À propos de la phrase de Kant : « La liberté commence par l’obéissance »
Dans un texte, trop peu étudié aujourd’hui, Kant expose clairement une difficulté qui est toujours la nôtre et que l’on rencontre à tous les niveaux de l’éducation, de la maternelle à l’université, de l’éducation familiale à la recherche disciplinaire la plus pointue : « Un des plus grands problèmes de l’éducation est le suivant : comment unir la soumission sous une contrainte légale avec la faculté de se servir de sa liberté ? Car la contrainte est nécessaire ! Mais comment puis-je cultiver la liberté sous la contrainte ? Je dois habituer mon élève à tolérer une contrainte pesant sur sa liberté, en même temps je dois le conduire lui-même à faire un bon usage de sa liberté. Sans cela tout n’est que pur mécanisme et l’homme privé d’éducation ne sait pas se servir de sa liberté. Il doit de bonne heure sentir l’inévitable résistance de la société, afin d’apprendre qu’il est difficile de se suffire à soi-même, qu’il est difficile de se priver et d’acquérir pour être indépendant. » (Réflexions sur l’éducation, Paris, Vrin, p. 87). Cette difficulté est coextensive à toute entreprise éducative dès qu’elle vise à produire des êtres libres. Il faut conduire l’enfant à l’indépendance intellectuelle, effective et morale et cela ne peut se faire sans en passer par une période durant laquelle la discipline imposée transforme l’immédiateté du désir capricieux « en humanité ». Ce n’est pas que l’enfant soit mauvais ou méchant naturellement. C’est seulement qu’il est soumis à la tyrannie du besoin immédiat et à l’incohérence du désir. Il ne saurait admettre qu’un délai se glisse entre le ressenti de ses envies et leur satisfaction. Sa spontanéité, si séduisante aux yeux des parents, n’est qu’une incontinence qui ne donne rien de durable sans maîtrise de soi. On ne saurait, comme le dira Freud bien plus tard, « l’autoriser à obéir sans contrainte à toutes ses impulsions » (Nouvelles conférences sur la psychanalyse, Paris, Gallimard, p. 167) sans en faire un être sans consistance et insupportable aux autres. L’aptitude au contrôle de soi est en effet la condition de l’effort poursuivi dans le temps, nécessaire à la réalisation d’un projet quelconque, ainsi que de la socialisation de l’enfant.
Contrairement aux pédagogies permissives qui fleurissaient déjà au XVIII e siècle, bien avant qu’Illich, Reich ou Rogers ne les colorent de psychologie, Kant insiste sur le fait que la faute principale en éducation est de ne pas opposer de résistance aux enfants. Il ne s’agit en aucun cas de « briser la volonté » des enfants comme le pensaient certains pédagogues puritains pour qui l’enfant est moralement tourné vers le mal. Cette violence tyrannique ne produirait pas des hommes libres, mais des manières de vivre et de penser serviles, ce qui reviendrait à pervertir l’éducation. Il ne s’agit pas non plus de « dresser » un enfant qui serait radicalement mauvais car cela reviendrait à une dénaturation. L’enfant n’est ni mauvais ni méchant. Ce n’est pas un animal, c’est seulement un être de pulsions immédiates, incapable encore d’exercer un contrôle sur soi. La tâche de l’éducation est de le conduire à devenir progressivement un être capable de discipline et d’autonomie intellectuelle, ce qu’il n’est qu’en puissance et pas encore en acte, pour parler la langue d’Aristote. Le but ultime restant de le rendre apte à agir fermement suivant ses propres résolutions et à penser suivant ses propres principes, c’est-à-dire d’en faire un homme libre. Or, pour parvenir à cette maîtrise de soi qui fait le citoyen, idéal politique de Kant, on doit commencer par lui faire accepter le poids d’une autorité extérieure qui prend la forme de la contrainte. C’est là que repose le paradoxe de l’éducation : elle n’est libératrice qu’à la condition de commencer par la contrainte. L’autonomie entendue comme aptitude à se donner sa propre règle n’est pas la licence de faire n’importe quoi. C’est même le contraire. Passer de la liberté d’indépendance à l’autonomie ne se fait pas naturellement. L’éducateur, parent ou maître, se doit donc d’être à la fois un exemple et une source de contrainte nécessaire. S’il ne rencontre pas cette autorité chez les adultes qui l’entourent, où l’enfant pourrait-il la découvrir ? Certainement pas dans un univers économique qui le traite, aujourd’hui comme hier, en consommateur compulsif plutôt qu’en adulte responsable. Autrement dit, l’autonomie naît d’une hétéronomie première constitutive, la liberté commence par une contrainte nécessaire dont on se libère avec le temps. Encore faut-il en avoir accepté le principe.
Kant a donc le mérite de mettre en lumière le paradoxe sur lequel repose l’autorité éducative. On n’exerce de contrainte que pour que l’enfant qui s’y soumet soit capable d’être libre un jour. Cette apparente contradiction repose sur le fait que nous ne pouvons nous commander nous-mêmes que si nous avons commencé par obéir aux commandements des autres..
C’est alors au maître de faire comprendre à l’enfant qu’on ne le contraint à l’obéissance que pour le mener à l’exercice de sa propre liberté. Si on le « cultive », c’est afin qu’il puisse être libre. Il y va de la formation du caractère comme de celle de la rigueur de la penséeSans doute est-ce, à ce double niveau, le plus difficile car il faut chez l’éducateur à la fois de la fermeté et de l’exemplarité. Mais il faut aussi, comme le dit Kant, ménager des temps et des espaces où l’enfant puisse faire l’expérience de sa liberté. Il est certain que les premiers essais en seront-ils maladroits. Mais le cadre de l’école n’est-il pas de permettre ces maladresses que la vie ne pardonnera pas toujours ? On retrouve la double signification du mot discipline : domaine de savoir construit et rigoureux au travers duquel se forme la pensée, règle morale permettant de se gouverner soi-même.
Un temps viendra où il sera temps de « jeter les livres au feu, et les maîtres au milieu », comme dit la chanson. En attendant, il est nécessaire de commencer par apprendre à obéir. Et Kant de conclure par un éloge de l’école publique : « C’est une réflexion tardive chez les enfants que celle qui les mène à voir qu’il leur appartiendra à eux-mêmes de se soucier, par exemple, de leur entretien. Ils croient qu’il en sera toujours comme dans la maison de leurs parents, qu’ils auront à boire et à manger sans avoir à s’en soucier. Sans cette préoccupation, les enfants, particulièrement ceux des riches et des fils de princes, demeurent toute leur vie des enfants. C’est ici que l’éducation publique possède ses avantages les plus frappants ; on y apprend à mesurer ses forces et la limitation qui résulte du droit d’autrui. On n’y jouit d’aucun privilège parce qu’on y rencontre partout de la résistance et qu’on ne s’y rend remarquable que par son mérite. Elle donne la meilleure image du futur citoyen » (Kant, Réflexions sur l’éducation, Paris, Vrin, p. 88).
Bernard JOLIBERT
( Textes publiés en Octobre 2015 )